Le peintre Pierre Charbonnier (1897-1978) est né au bord du Rhône, à Vienne (département Isère). Le thème de l’eau fut très présent dans son œuvre. Réminiscence de son fleuve natal ?
Sa vocation d’artiste se dessina fort jeune. Après un
passage aux Beaux-Arts de Lyon, puis à l’Académie Ranson, il exposa, dès le
début des années 1920, au Salon des Indépendants, au Salon d’automne, ainsi que
dans diverses galeries parisiennes. Il vécut surtout à Paris, rue Lacépède, puis
rue Saint-Martin, mais retrouvait son cher cours d’eau en passant les étés dans
sa maison de La Roche-de-Glun, village drômois des bords du Rhône, où il recevait
ses amis poètes et artistes, car il était lui-même un artiste-poète. Ce sont d’ailleurs
les poètes qui parlèrent le mieux de lui : André Salmon, René Char et
Francis Ponge. Il les illustra tous les trois.
Des années 1920 aux années 1970, Pierre Charbonnier ne cessa
de peindre, et d’exposer. Il réalisait un art figuratif, ce qui dénotait, non
pas un conservatisme, mais bien une
marginalité, à une époque où l’abstraction avait peu à peu tout détrôné. Son
travail touchait ses semblables, c’est-à-dire les artistes, ainsi que les
écrivains et les poètes. Peu, au-delà de ce cercle fermé. Aussi, ne vécut-il
que modérément de sa peinture. La plupart des artistes, lorsqu’ils n’ont pas de
fortune personnelle, un mécène, ou une compagne riche, exercent une autre
activité pour vivre. En premier, on pense à l’enseignement dans une école –
primaire, secondaire ou des beaux-arts. Lui, gagna sa vie grâce au cinéma. Il
réalisa des films, tel Pirates du Rhône
(avec comme coréalisateur Jean Aurenche). Il fit surtout les décors de la
plupart des films de Robert Bresson : Journal
d’un curé de campagne, Pickpocket,
Au hasard Balthazar… Quand Marcel
Carné avait son Alexandre Trauner, Jacques Tati, pour assistant, le merveilleux
peintre Jacques Lagrange, Robert Bresson, lui, se reposait, en partie, sur
Pierre Charbonnier.
Le travail auprès de Bresson était intense et prenant. Cela
n’empêchait pas le peintre d’exposer ses tableaux dans de multiples lieux,
comme les galeries d’Henriette Gomès ou d’Albert Loeb, mais aussi dans des musées.
Le Centre Pompidou possède une Nature morte
aux jarres, grande toile de 1923, digne de sortir des réserves. D’autres musées,
en France et à l’étranger, ont des Charbonnier.
Pierre Charbonnier, Nature morte aux jarres (coll. Centre Pompidou) |
Pour reprendre le titre d’un si beau livre de Pierre-Jean
Jouve, il y a tout un côté « monde désert », dans la peinture de
Charbonnier. Souvent des vues prises d’une fenêtre, l’une des meilleures veines
du peintre. Elles donnent sur d’autres fenêtres, la perspective de rues vides,
de grues statiques, de longs immeubles étroits, de balcons inanimés, de voitures
minuscules alignées dans des parkings… Un mélange de Chirico, avec ses places
abandonnées, mais aussi une inspiration qui vient de la photographie, de ce
fameux « œil » du photographe, comme longtemps avant lui l’avait eu,
par exemple, Gustave Caillebotte.
Pierre Charbonnier a situé les lieux où il a peint. Paris,
d’abord, mais aussi Lyon, Tournon, La Roche-de-Glun, Samois, Echirolles,
Honfleur, Sète, Barcelone… Beaucoup de ports. Beaucoup d’eau. Pourtant, rien
n’est pittoresque dans son travail, au point qu’il est souvent impossible de
reconnaître l’endroit où a été réalisée la toile, même si, au dos, elle est située
de manière précise. Comment ne pas penser à un mélange de Barcelone et de New
York dans une peinture intitulée Le
Printemps à Echirolles ? L’artiste crée un prisme déconnecté du réel. Et
sème le trouble.
Pierre Charbonnier, La Roche-de-Glun, huile sur toile, 45 x 55 cm. |
Une peinture présentée à la Galerie SR va dans ce sens.
Intitulée La Roche-de-Glun, datée
1958, elle montre des barques qui pourraient presque figurer dans une estampe
d’Hiroshige. On est bien pourtant sur les berges du Rhône, avec sept
embarcations vides, représentées du dessus, dont les rames sont en forme
d’allumettes. Les couleurs sont réduites. Gris et noir pour les barques, bleu
pour les eaux du fleuve, vert pour le reflet dans l’eau des bateaux, mais aussi
pour les cercles concentriques qui confèrent une certaine originalité au sujet.
Il y a un raffinement et une singularité dans ce tableau de Charbonnier, comme
dans l’ensemble de l’œuvre du peintre. En un mot, une épure. Il en est ainsi
dans les haïkus de son compatriote Viennois Paul-Louis Couchoud (1879-1959),
précurseur en France de cet art de la concision. Présenter, au musée de Vienne,
une exposition qui associerait les peintures de Charbonnier aux poèmes de
Couchoud serait original, et pas tout à fait incongru :
« Horizon
solennel
Le
fleuve magnifique
Agonise
dans les sables. »
« Les joncs même
tombent de sommeil
Je
rôtis délicieusement
Midi. »
Nous n’avons pas connu Charbonnier père. Mais nous avons
connu Charbonnier fils. Prénommé Jean-Philippe, il est aujourd’hui plus célèbre
que son père, ce qu’il regretterait sans doute infiniment. Par exemple, des
souvenirs de La-Roche-de-Glun, avec son père, il en partagea beaucoup. Comme
celui de rencontrer, adolescent, Max Ernst et sa dernière « fiancée »
en date, l’artiste peintre et romancière Leonora Carrington, qui, dixit l’intéressé lui-même, fit beaucoup
d’effet au jeune homme qu’il était. A cette époque, c’est-à-dire la fin des
années 1930, Max et Leonora avaient aménagé à leur manière l’une de ces maisons
de bout du monde, à Saint-Martin d’Ardèche. Et le couple rendait visite aux
Charbonnier, de l’autre côté du Rhône, sur la rive drômoise. Pour symboliser
ces artistes qui fréquentaient La Roche-de-Glun, le journaliste-chroniqueur
Pierre Vallier écrivit : « Certes,
La Roche-de-Glun n’est pas tout à fait le Chatou de Valence, mais cela y
ressemble. » La comparaison donne bien l’esprit de ce lieu rhodanien.
Jean-Philippe Charbonnier (1921-2004) était photographe.
Cela nourrit en général mieux son homme que la peinture, surtout lorsqu’on est grand
reporter, ce qui était son cas. Après avoir fait quelques armes d’apprentissage,
grâce à son père, chez les photographes lyonnais Blanc et Demilly, il travailla
notamment pour la revue mensuelle Réalités.
De 1950 à 1974, il fit, pour ce magazine, des reportages à la fois en France,
mais surtout dans le monde entier. Parallèlement, eurent lieu des expositions de ses images. En premier, chez Agathe Gaillard - un temps son épouse -, papesse à
Paris de la photographie, tout comme Denise René voua sa longue existence à
une certaine peinture abstraite – géométrique et cinétique.
De son vivant, Jean-Philippe Charbonnier eut droit à une
rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris (1983). Après sa
mort, quelques-unes de ses images formèrent l’album annuel de Reporters sans
frontières, Pour la liberté de la presse
(2005). Une exposition se tint également au Crédit Municipal de Paris (novembre
2014 – février 2015). Intitulée L’œil de
Paris, elle fut organisée par Emmanuelle de l’Ecotais, qui remarque, dans
la préface du catalogue :
« A côté de ses
travaux pour Réalités, Charbonnier travaille
pour la publicité et la mode. Ces reportages le conduisent également dans les
coulisses de l’Opéra ou des Folies-Bergères, dans les caves de
Saint-Germain-des-Prés où se croisent Miles Davis et Juliette Gréco. A l’aise
partout, se fondant dans le paysage, s’adaptant au luxe autant qu’à la
pauvreté, Jean-Philippe Charbonnier est un homme « tout-terrain ».
Sans doute parce qu’il a grandi dans une famille de peintres, dans un milieu
d’artistes, qui lui a transmis un certain caractère bohème. »
C’est
tout à fait juste. Ce « caractère
bohème », Charbonnier l’eut toute sa vie. Il le tenait de son père,
mais aussi de sa mère, Annette Vaillant, romancière et essayiste, qui côtoya
dès son enfance des artistes comme Bonnard et Vuillard, sur lesquels plus tard
elle écrivit, tout comme elle laissa ses impressions sur La Revue blanche et les Natanson, auxquels elle était apparentée, dans
un livre intitulé Le Pain Polka (Mercure
de France, 1974).
A Paris, où
nous le rencontrions, Jean-Philippe Charbonnier habitait un cinquième étage
sans ascenseur au bord de la Seine, derrière l’Hôtel-de-Ville. L’adresse était
1, rue du Pont Louis Philippe, à côté de la galerie d’Agathe Gaillard. A deux
pas aussi, mais pas dans le même immeuble, de l’appartement du bon peintre
catalan, un peu austère et sérieux, Xavier Valls, qui nous recevait avec sa si
belle épouse, Luisa, tous deux parents d’un certain Manuel… Il fallait
également grimper cinq étages pour atteindre l’appartement-atelier de Xavier
Valls, au 103, rue de l’Hôtel-de-Ville. Décidément, la vue sur Paris, si extraordinaire
ici, en son épicentre, se méritait.
Charbonnier
fils vivait dans un joyeux désordre, mais ses images étaient, elles, bien
archivées. On n’y avait pas accès. La vue sur la Seine, Notre-Dame, les îles,
les quais – tout comme chez les Valls – procurait un double vertige :
celui de la hauteur et celui de la beauté. Une vue qui laissait sans voix. Il
avait beaucoup aimé et photographié Paris, avant de s’en détacher, pour ne plus
y vivre qu’en transit. Il avait beaucoup aimé les Parisiennes, aussi. Dans les
années 1990, il rêvait encore de voyage dans des pays lointains, mais surtout
de montagne et de ski. Il s’échappait à la moindre occasion pour rejoindre la
vallée de Chamonix, et notamment Argentière, où il se sentait revivre. Il
envoyait des cartes postales à ses amis dans lesquelles il disait son bien-être
et affichait ce sentiment de liberté recherché avant tout. Là, ou ailleurs, en
province comme à l’étranger, mais le moins possible à Paris, même s’il savait
que montrer son travail dans la grande ville lui procurait une notoriété
incomparable.
Carte postale de Jean-Philippe Charbonnier |
Les mots
adressés à ses amis n’étaient jamais banals. Des cartes que l’on n’avait pas
envie de jeter, une fois lues. Toujours une expression ou une phrase originale
– à son image. Une publication de sa correspondance permettrait de bien
comprendre l’homme, et sa forme d’esprit : une verve, faite de gouaille,
de franc-parler, de culture et d’humour. Sur sa vie à la montagne, il
clamait : « Ici je respire. Air
et silence remarquables, efforts physiques bêtes mais salutaires,
émerveillements répétés devant les cadeaux du ciel et quelques créatures
sauvages, différentes des demoiselles parisiennes, mais tout aussi séduisantes…
et inaccessibles (plus ou moins !) »
Il était un
grand amoureux des femmes, leur vouait même un culte, et considérait la
photographe Lee Miller, qu’il connut, comme « la plus belle femme au monde, quintessence de la beauté et du
talent », précisait-il. On ne dira pas du génie, car Charbonnier
écrivit aussi, dans un livre de souvenirs : « Je ne crois pas au génie, surtout en photographie. » (Un photographe vous parle, Grasset,
1961).
Il vécut les
dernières années de sa vie dans l’arrière-pays varois. Nul doute que jusqu’à
son dernier jour il y fut heureux – et bien entouré.
Galerie SR
16, rue de Tocqueville
75017 Paris
01 40 54 90 17
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