mercredi 27 janvier 2021

Balthus, de Chassy à Rossinière...

Balthus nous avait reçu à quelques reprises, en 1999 et 2000, dans son Grand Chalet, à Rossinière, en Suisse.

 A ses côtés se tenait Setsuko, souriante, accueillante, tantôt en costume traditionnel du Japon, tantôt vêtue à l’européenne. 

Certaines conversations en tête à tête avec le peintre nous avaient permis d’apprécier sa hauteur de vue, son intelligence, sa culture, sa finesse d’esprit, son humour enfin. Pour, peut-être, encore mieux apprécier son travail.

Balthus et Stéphane Rochette, Rossinière, 1999

L’un de ses amis nous avait liés, le peintre Constant Rey-Millet (1905-1959). Une exposition Rey-Millet se préparait alors. Elle eut lieu, grâce à Jean-Marie Dunoyer et à Charles Bosson, du 20 juin au 30 septembre 2000, au Conservatoire d’art et d’histoire d’Annecy. Nous avions demandé au « Maître », sans trop y croire, une préface pour le catalogue de l’exposition. Son acceptation immédiate montra sa générosité envers son ami, disparu trop tôt, à La Tour-en-Faucigny. 

Tenir une galerie permet de rencontrer des amateurs d’art, des collectionneurs, mais aussi des peintres. Se rendre chez eux, découvrir leur atelier, est un privilège, même si les échanges sont parfois exigeants. Chaque artiste a son univers, mais aussi son caractère. Depuis vingt-sept ans qu’existe la Galerie SR – ouverte au printemps 1994 – il y eut beaucoup de ce type d’échanges. Pourtant, jamais rencontres ne furent aussi marquantes que celles vécues à Rossinière. La modeste porte d’entrée du Grand Chalet ouvrait sur un vaste lieu.

Entrée et façade du Grand Chalet de Balthus, Rossinière

 L’oeuvre de Balthus est considérée comme rare – contrairement à celle de Matisse ou de Picasso. Elle est conservée dans de grands musées d’art moderne et chez quelques collectionneurs de haute volée. Elle ne passe pas fréquemment en vente publique. Voilà pourquoi la maison de vente Artcurial a fait sans doute, dans le genre, le « coup de l’année » en proposant le 8 décembre 2020, à Paris, une vente Balthus. Première ou dernière du genre ? On ne sait. Toujours est-il que 144 oeuvres, ce jour-là, furent dispersées, essentiellement des dessins.

Paris, Rome, la Suisse, mais aussi Chassy, furent les principaux lieux d’ancrage du peintre, ainsi que ses sources d’inspiration. 

En 1953, Balthus, qui a toujours vu grand et beau, s’installa au château de Chassy, sur la commune de Montreuillon, dans la Nièvre, entre Vézelay et Château-Chinon. Trois ans plus tard, Frédérique Tison vint le rejoindre. Elle avait alors dix-sept ans. Sa mère était la compagne du frère de Balthus, l’écrivain et dessinateur Pierre Klossowski. Frédérique connaissait Balthus depuis quelques années déjà. Ici, ce sera le début d’une vie commune, partagée jusqu’en 1961, année où André Malraux nomma le peintre à la tête de la Villa Médicis, à Rome, début d’une autre vie.

 Dans son domaine bourguignon, au cours de cette « période Chassy », l’artiste va peindre quelques-uns de ses chefs-d’oeuvre, inspirés par Frédérique, mais aussi par la nature environnante. Ses paysages du Morvan, souvent saisis depuis la fenêtre de son atelier, à l’étage du château, font partie des plus beaux paysages peints au siècle dernier.

 A Rome, Balthus délaissa Frédérique pour Setsuko. Grand seigneur, il laissa à son ancienne compagne son château aux quatre tours rondes. La jeune femme y vivra jusqu’à sa mort, en 2018. C’est son fils aîné, Charles, qui a mis en vente les oeuvres du peintre, détenues jusqu’alors par sa mère.

 Dans Le Journal du Dimanche du 22 novembre 2020, Marie-Dominique Lelièvre a écrit un long papier, fort bien documenté, sur cet événement du monde de l’art. La journaliste pourrait, en l’augmentant un peu, en composer un ouvrage qui porterait le joli titre de son article : « La Princesse de Balthus ». Après une visite à Chassy, voici comment elle décrit le fils aîné de Frédérique Tison : « Profil de gypaète, un Charles Tison émacié, qui pourrait être pris pour une réplique de Balthus, grimpe les marches de pierre du large escalier menant à l’atelier du peintre, dans l’aile nord. » Marie-Dominique Lelièvre n’est pas la seule à avoir constaté la ressemblance. 

 

Artcurial, Paris, Exposition "Balthus à Chassy", décembre 2020
 

Qui dit vente, dit catalogue. Celui-ci, tôt épuisé – et déjà recherché par les balthusiens et les bibliophiles –, contient un entretien éclairant avec Setsuko Klossowska de Rola. La veuve de l’artiste, peintre elle-même, situe bien l’importance du dessin dans l’oeuvre de Balthus. Répondant aux questions de Bruno Jaubert, directeur du département art moderne d’Artcurial, elle souligne : 

« Chez Balthus le dessin est purement un processus de création avant le tableau. Balthus dessinait énormément, revenant sans cesse sur le même sujet, la même position d’un corps avec d’imperceptibles changements d’un dessin à l’autre, une tête plus en arrière, un bras plus relevé, ou bien un décalage dans le cadrage d’un paysage, d’une nature morte, parfois d’un centimètre ou deux. C’est un incessant besoin de travailler pour obtenir le parfait équilibre de la composition. La pratique du dessin est le signe chez Balthus d’une quête incessante de beauté. » 

Ce perfectionnisme est souvent l’une des marques des grands artistes.

 L’exposition de la vente présentait les oeuvres de manière chronologique. Un documentaire, tourné au château de Chassy, permettait de rendre l’atmosphère du lieu. Dans son commentaire, Bruno Jaubert remarque : 

« Aux côtés de Frédérique Tison, modèle et muse, Balthus entre dans une période très prolifique. Un âge d’or durant lequel il va réaliser plus d’un tiers de son oeuvre, dont de nombreux dessins et aquarelles […] De ce formidable ensemble se dégage l’impression d’un temps suspendu, et vivant. »

 Chaque plan du film, dans sa lenteur souveraine, à la manière d’un Alain Cavalier, démontre cette impression. 

 

Balthus, Portrait d'Albert Skira, crayon, 1952

 

La vente du 8 décembre fut un succès, avec des estimations souvent dépassées. Des études pour des tableaux célèbres étaient proposées : « La Caserne », « Les enfants Blanchard », « La leçon de guitare », « Le Chat de la Méditerranée »… Deux dessins aussi étaient intéressants, car montrant l’atelier de Balthus à Paris, Cour de Rohan. Des raretés. L’on pouvait contempler également quelques esquisses de nus, des paysages, des natures mortes, des portraits, enfin. Parmi ceux-ci, celui d’un ami de Balthus, Albert Skira (1904-1973), sans doute le plus célèbre des éditeurs suisses du XXe siècle. Quel amateur d’art au monde n’a pas de « Skira » dans sa bibliothèque ? Certains tirages limités, et illustrés par des amis de l’éditeur, comme Picasso ou Matisse, sont des ouvrages pour bibliophiles. Mais Albert Skira a aussi popularisé, d’une certaine manière, le livre d’art, à travers ses nombreuses éditions, souvent en grands formats et reliés. Il apportait notamment un soin particulier à la qualité de reproduction des oeuvres. Il savait, en effet, que cet aspect-là était décisif dans le choix d’acquisition de ses ouvrages. Prendre connaissance d’un livre des éditions Skira, publié du temps de l’éditeur, était – et reste encore – un plaisir garanti.

Dans ce portrait d’Albert Skira par Balthus, chaque trait est d’une grande subtilité. La bouche fine, la mèche de cheveux dégagée, les joues légèrement creusées, l’ovale du menton, le regard teinté de mélancolie, montrent un homme, en 1952, âgé de quarante-huit ans, qui garde son aspect juvénile, mais dont la jeunesse pourtant s’enfuit.

 


Balthus, Portrait de Balzac,
 "Petite Collection Balzac", éditions Albert Skira




Constant Rey-Millet, Portrait de Balzac,
 "Petite Collection Balzac", éditions Albert Skira

En 1946, Albert Skira lançait une « Petite collection Balzac ». Sous emboîtage, douze volumes de l’écrivain tourangeau étaient réunis. Pour orner chacun des livres, l’éditeur avait demandé à douze artistes de dessiner un portrait de Balzac. Picasso, Giacometti, Balthus et Rey-Millet furent notamment choisis par Skira. Là encore, une histoire d’amitié. 

 


Galerie SR

16, rue de Tocqueville

75017 Paris

01 40 54 90 17

galerie.sr@gmail.com

 

 

lundi 14 septembre 2020

Sur le peintre Daniel Ravel (1915-2002)

 

Maurice Ravel est un compositeur français, né en 1875 à Ciboure (Pyrénées-Atlantiques), mort à Paris en 1937. Dans sa dernière maison, à Montfort-l’Amaury, le musicien, facétieux, surgissait de son salon aux chinoiseries, s’installait à son piano pour jouer, dos droit, mains parallèles, ses Valses nobles et sentimentales… Jean Echenoz a dit tout cela mieux que personne dans Ravel paru aux Editions de Minuit, en 2006 : un classique.

Mais encore ?

Daniel Ravel est un peintre français, né le 3 mars 1915 à Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), mort près de Paris en 2002.

Aucun lien familial n’est à signaler entre Maurice et Daniel, nés à quarante années d’intervalle.

Lorsqu’on est un artiste, le plus difficile est de se faire un nom. Et lorsque celui-ci est déjà pris par un génie, il faut alors tenter d’imposer un prénom… La tâche est rude ! La Galerie SR propose des œuvres de Daniel Ravel, sans l’assurance que cela soit suffisant pour que la notoriété du peintre atteigne un jour celle du compositeur.

Né à Aix-en-Provence, Daniel Ravel passa une partie de sa jeunesse à Grenoble, où son père était professeur de français. A Grenoble, il fit l’Ecole des Beaux-Arts. Puis, à l’âge de dix-neuf ans, il quitta l’Isère pour s’installer à Paris et suivre des cours à l’Ecole des arts décoratifs. L’artiste en herbe avait fait le double choix, très jeune, de devenir peintre – et ce, à Paris. Il ne le regretta jamais.

L’art de Daniel Ravel connut une éclosion assez lente. La maturité s’en vint pour lui à la fin des années 1940, période où il commença à trouver sa « manière » pour ne plus jamais la quitter. Mais quel serait donc ce style ? Raffinement serait le mot qui arrive en premier, puis couleur, harmonie, subtilité, tempérance, lisière (abstrait-concret). Art français, s’il en est. 

 

Daniel Ravel, Lumière éparse, huile sur toile, 60 x 92 cm, 1958

 

De grands aînés ? Souvent les mêmes ! Les Impressionnistes, Cézanne (son compatriote aixois, particulièrement admiré), Derain, Bonnard, Matisse. Pourtant, s’il ne faut citer qu’un « maitre » pour Ravel, c’est le nom de Jacques Villon qui vient à l’esprit. Né en 1875 (comme Maurice Ravel !), là est le modèle absolu pour Daniel Ravel.

Dans ses toiles irisées, le sujet voisine avec le non-sujet, car l’artiste parvient à séparer le réel de l’imaginaire. Une force poétique vient se mêler à l’ensemble. A ses heures perdues, Daniel Ravel, dans un coin de son atelier – comme celui qu’il eut dans cette zone frontière de ce nord-ouest parisien, avenue Emile Massard,– rêvait autant qu’il peignait. Ici, tout près de l’avenue Stéphane Mallarmé, il composait des poèmes dans sa tête de doux songeur. Il nous laisse ainsi également une autre part de lui-même.

Le peintre-poète a bien sûr consacré une offrande à ses couleurs préférées : « Jaune garance rouge orangé bleu vert et violet », nota t-il un jour. Pour commencer son texte par une interrogation : « Et si les couleurs n’étaient pas nées ensemble. » Et de poursuivre par cette quasi-certitude : « Le jaune a dû naître en premier. »

Le titre que donne un peintre à une œuvre est comme sa touche finale. C’est une indication pour mieux entrer dans le tableau. Les toiles, ici, s’intitulent : « Le Jour où les couleurs sont apparues », « Naissance dans le néant », « Parenté des oppositions », « Incandescence », « Espace bleu et jaune », « Lumière éparse »… Il n’y a qu’à se laisser porter.

Chez Ravel, les sujets sont variés. Quelques portraits existent, mais surtout des paysages, et encore davantage des natures mortes. Le tableau interroge. N’est-ce pas là un toit, une route, un horizon ? N’est-ce pas là une carafe, une bouteille, un vase ? Il faut se laisser aller face à cette sensation pure qui se dégage des formes étalées sur la toile. A l’une de ses peintures, l’artiste  a donné pour titre : « Les objets attaquent la couleur ». Dans cette « attaque », on ne sait qui l’emporte.

 

Daniel Ravel, Lithographie, Catalogue Ravel, Galerie Saint-Germain, 1974

 


Et l’homme Ravel, comment était-il ? Pas bien grand, et coquet – comme Maurice ! Une belle veste et un foulard en soie noué autour du cou lui donnaient un air élégant, à l’image de sa peinture. Pas dandy, cependant. Au dernier étage de son atelier situé dans un immeuble en brique, il accueillait, d’une voix un peu haut perchée, ses visiteurs, tout en les dévisageant de ses yeux d’un bleu clair délavé. Son regard pouvait impressionner, surtout quand il s’accompagnait d’un léger sourire énigmatique. Affable, Ravel, dont la nature était celle d’un solitaire, avait tout de l’être que l’on sentait vivre dans des pensées profondes, voire philosophiques. Peu bavard, les silences comptaient beaucoup pour lui, car porteurs de richesses. La forme d’intimité qui régnait dans son atelier, au milieu de toiles visibles (dont l’une, toujours en cours, sur un chevalet) ou retournées, appelait d’ailleurs à un certain retrait. On sentait, sous la carapace souple du peintre, un être écorché et pudique, peut-être aussi ce souvenir lancinant d’un père aimé, mort trop jeune, à l’âge de quarante-sept ans. Quand ce drame survint, Daniel Ravel n’avait que vingt ans. La blessure est alors ineffaçable. Par la suite, il alla régulièrement se recueillir sur la tombe de son père, à Cadenet, dans le Luberon. Là était la fêlure de l’artiste, et sa douleur profonde, car trop forte pour jamais pouvoir l’exprimer. 

 

Daniel Ravel, Poème

 

Alors s’est imposé un refuge, comme d’ailleurs pour chaque véritable peintre : l’atelier. Ravel en eut deux principaux, chacun dans le XVIIe arrondissement de Paris. L’un, 17, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, où il avait comme voisin et ami le peintre Abel Bertram. L’autre, à partir du début des années 1970, au 1, avenue Emile Massard. Nul doute que dans chacun de ces lieux il fut réellement heureux, tout à sa création. Guettant aussi le moment exact, la disposition parfaite pour accomplir l’acte de créer. Et, quand les signes ne pouvaient s’inscrire sur la toile, il restait toujours les mots que l’artiste, grâce à son esprit rêveur, aimait à inventer ou assembler pour en faire un poème. Le dictionnaire, qu’il consultait souvent, lui inspirait aussi des pensées qui devenaient textes.

Vivant dans cet univers à part, cela ne devait pas être toujours facile pour sa femme, l’artiste peintre Tolev (1913-2004), qui construisit une œuvre parfois proche de celle de son mari. De son vrai nom Jeanne Pouplot, elle avait choisi le pseudonyme de Tolev, en réalisant une anagramme un peu compliquée, et à consonance plutôt masculine, à partir des deux dernières lettres de son nom de jeune fille, et des trois dernières lettres du nom de son mari. Elle a beaucoup apporté au peintre, qui l’appelait affectueusement Jeannette, à commencer bien sûr par les enfants qu’ils eurent ensemble, et que Ravel adora : Sabine et  Denis.

Sinon, ce qui l’accompagnait dans son quotidien et le soutenait fort, c’étaient les cigarettes. Beaucoup. Des Gauloises. Reclus, d’une certaine manière, il passait ses journées dans un monde qu’il s’était fabriqué, lieu clos idéal, où les aspects du quotidien ne l’atteignaient pas, y compris ceux matériels auxquels il se sentait étranger. Sa vie s’écoulait ainsi, régulière. Selon les saisons, il rentrait plus ou moins tard, toujours à pied, de l’autre côté du périphérique, car il ne pouvait travailler qu’à la lumière du jour. On imagine la petite silhouette de Ravel, souvent vêtu de son imperméable beige, le corps légèrement courbé, marchant, par tout temps, de son atelier, situé près de la porte de Champerret, vers son domicile du boulevard Bineau, à Levallois-Perret. Vraie scène de film, dont le réalisateur aurait pu être Jean-Pierre Melville ou Pierre Granier-Deferre. Mais, une fois le cap du périphérique franchi, les pensées de l’artiste ne continuaient-elles pas de rester accrochées à l’atelier ? Puis, un Johnny Walker. Puis, le dîner en famille. Puis, la lecture, avec par exemple Robinson Crusoé – son livre préféré –, ou Teilhard de Chardin. 

 

Daniel Ravel, Poème

 

Daniel Ravel ne fréquentait qu’assez peu le monde de l’art. En revanche, il ne manquait jamais d’assister aux vernissages de ses amis peintres, comme Maurice-Elie Sarthou et Jacques Busse. Les Busse se joignaient même parfois aux Ravel pour partir en vacances dans une petite bergerie que Ravel avait achetée en Lozère, dans les années 1960, du côté des Gorges du Tarn, dans le hameau reculé de Hauterives, près de Sainte-Enimie. Là, au calme et dans la verdure, tout était idéal pour faire les fous, boire et s’amuser. Sans oublier les parties de pêche. Car Ravel aimait la vie, et les plaisirs simples qui en découlent.

Bien qu’assez éloigné, par l’esprit, du monde des expositions, il présentait quand même régulièrement ses travaux dans la plupart des grands Salons qu’il y avait à Paris : Salons d’automne, de mai, des Tuileries, des indépendants, des réalités nouvelles, ou encore Comparaisons. Plusieurs marchands, comme Lucien Durand, rue Mazarine, ou Jacques Massol, rue La Boétie, lui avaient consacré des expositions personnelles. Parfois, ses toiles figuraient dans des accrochages de groupe aux côtés d’autres peintres de renom comme Pierre Dmitrienko, Jean Cortot, Key Sato ou encore Jacques Germain. Avec Dmitrienko, mort trop jeune, Ravel fut particulièrement lié. Il lui vouait une admiration profonde, et le considérait comme le meilleur de sa génération. Par-delà les expositions et les galeries, des œuvres de Ravel sont conservées dans des musées : Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Centre Pompidou, Musée d’art moderne du Havre.

 

Daniel Ravel, Composition, aquarelle, 20 x 26,5 cm

 

Daniel Ravel aimait à utiliser diverses techniques, à commencer par le crayon, mais aussi l’aquarelle, où il excella. Il pratiqua la gravure à l’eau-forte et réalisa des lithographies, notamment pour les affiches de ses expositions. En 1946, il illustra de lettrines le roman de Daniel-Rops, Sévéra, paru aux Editions du Roseau. La même année, aux Editions Lajeunesse, il accompagna de lithographies le conte d’Ernest Tisserand, Sylvère et son épée.

Enfin, œuvre fort différente, mais qui confirme les dons multiples de l’artiste, il réalisa en 1965, suite à une demande du village du Rayol-Canadel, un ensemble de maquettes pour des vitraux que l’on peut voir dans la chapelle Notre-Dame-du-Rosaire, au Canadel. Dans ce lieu de recueillement, une plaque indique : « Cette chapelle dédiée à Notre-Dame-du-Rosaire commémore le débarquement historique des commandos d’Afrique sur la plage du Canadel dans la nuit du 14 au 15 août 1944. » Dans ce coin du Var, Ravel a contribué à l’élaboration de cet édifice, en créant un ensemble de six vitraux abstraits, dont une rosace.

 

Daniel Ravel, Vitrail 1
Daniel Ravel, Vitrail 2

            

      Daniel Ravel, Vitraux pour Notre-Dame-du-Rosaire, Le Rayol-Canadel-sur-Mer

 

Vers 1995, l’artiste posa ses pinceaux, rangea ses toiles et ses couleurs, replia son chevalet, avant de fermer une dernière fois la porte de son atelier. Depuis quelque temps déjà, il voyait – et surtout ses proches – son esprit lui échapper. Ses dernières recherches s’étaient portées sur des encres de Chine aquarellées, encore pleines d’énergie, mais dont l’aspect compartimenté symbolisait peut-être ces cases du cerveau qui devenaient peu à peu grises, ou plutôt s’éteignaient les unes après les autres. Soutenu par sa femme et ses enfants, l’artiste vécut jusqu’à la fin de ses jours dans cet état lacunaire, accentué par la maladie de Parkinson. Il s’éteignit le 5 février 2002, près de Paris, et fut enterré à Bonnières, dans l’Oise, à quelques kilomètres au nord de Beauvais. Après avoir quitté sa maison du sud de la France, il avait en effet acheté ici une maison de village. Il y venait souvent en famille pour y passer les fins de semaine ou les vacances d’été. Il profitait notamment de son jardin, qu’il laissait volontairement un peu en désordre, car il le préférait ainsi. Proche de la nature, il restait alors dans un état contemplatif.

Aujourd’hui, l’ensemble d’œuvres élaboré par l’artiste est une fête. Il offre un monde imprévisible et fascinant, où tout se transforme et s’invente au fil des heures du jour et de la nuit. Cette sensation est créée par l’assemblage des couleurs qui, tour à tour, se rétractent, s’atténuent, se fondent, s’unissent ou bien explosent, selon la lumière qui vient se poser sur elles. C’est une invitation au voyage offerte par un poète-artiste qui n’aura jamais réellement bougé que dans sa tête – avec pour exception un séjour en 1965 à Montréal, au Canada, qui lui inspira un ensemble de compositions verticales.

Dans l’un de ses écrits, Daniel Ravel donnait son sentiment sur ses recherches. Quelques années avant la fin de son parcours, il faisait ce constat :

 

« Lorsque ma vie sera finie

que les taches de couleurs tomberont sur moi

je sentirai

qu’une vie a suffi

à entrevoir l’inaccessible. »

 

L’exigence de l’artiste est là, faite à la fois de modestie et d’ambition infinie.

 

 

Galerie SR

16, rue de Tocqueville

75017 Paris

01 40 54 90 17
 

 


jeudi 27 février 2020

Jean Piaubert, un Antoni Tapies français




Jean Piaubert, Chevalier des temps futurs, Peinture et sable sur panneau, 1986

Avec l’allongement de la durée de vie, il y aura de plus en plus d’artistes centenaires à travers le monde. Un jour viendra où le travail de ces centenaires sera étudié. Ce sera là aussi une manière de juger des ressources humaines.
On a beaucoup évoqué les cent ans de Pierre Soulages, né à Rodez en 1919. Sa ville natale peut se vanter d’avoir l’un des plus beaux musées du monde consacré à un artiste. Pour un lieu situé dans une région qui n’est pas la plus accessible de France, la fréquentation de cette institution laisse rêveur. Elle est pourtant justifiée.
Lorsque notre ami Jean Piaubert (1900-2002) est devenu centenaire, cela s’est passé plus discrètement. Pourtant, quel beau centenaire de l’art il a fait, lui aussi ! 


Stéphane Rochette et Jean Piaubert, Paris, vers 1990
Pour aborder l’œuvre de ce peintre, également graveur et sculpteur, il semble que la poésie soit le plus court chemin. Car cet artiste était aussi poète. Son recueil Mes moires (Editions Albert Verbeke, Paris, 1974) en témoigne. Ses illustrations de livres aussi, à commencer par les XXXIII sonnets composés au secret, de Jean Cassou (La Hune, Editions de Minuit, Paris, 1950). Enfin, quand beaucoup d’artistes abstraits donnent pour titre à leurs tableaux des numéros, Jean Piaubert – qui n’est pas un numéro – préfère, lui, accompagner ses œuvres d’une touche d’imaginaire : A la grâce du vent, Offerte au ciel, Petit matin, Au bord du temps, Comme au premier jour, Tout chante, Heure claire, Je voyage

Exposition Piaubert, Galerie Creuzevault, Paris, 1958

         Né en Gironde, sur la commune de Le Pian-Médoc, dans un hameau nommé Feydieu, – prémonitoire pour ce croyant –, il fera les Beaux-Arts de Bordeaux, puis carrière à Paris. Quelques grands noms du XXe siècle vont accompagner sa destinée. Musidora, qui l’introduisit dans quelques cercles de la « capitale », Paul Poiret, pour qui il travailla, Denise René, chez qui il exposa, Jean Cassou et Pierre-André Benoit, qu’il illustra, sans oublier Jeanne Piaubert, sa femme, qui créa la marque de produits de beauté du même nom.
         Un artiste qui travaille pendant près de soixante-quinze ans connaît diverses périodes. Piaubert commença par des toiles figuratives, scènes de plage, portraits, ou encore paysages des vignobles de son enfance. Le basculement vers l’art abstrait s’est fait juste après la guerre avec une grande peinture sur panneau, Barbara (1945), qui est sans doute la plus emblématique de cette deuxième période, et qui fut longtemps conservée par l’artiste comme une pièce maitresse, ou un talisman, et présentée dans toutes ses expositions. Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là, avait écrit le poète – qui inspira le peintre… 

Jean Piaubert, Barbara, Huile sur bois, 1945 

A un âge – quarante-cinq ans – où beaucoup d’artistes ont déjà tout dit, Jean Piaubert commença seulement son œuvre d’authentique créateur. Elle sera à maturation lente. Jusque-là, tout n’avait été que recherches et tâtonnements. Rien susceptible de franchir un jour les portes du temps. Là, d’un coup, le déclic intervient. A partir de cette époque, et pendant une vingtaine d’années, l’artiste va créer un monde abstrait, où il intègre des signes mystérieux et souverains, souvent comme projetés dans l’espace. Tout Piaubert est là. Son univers ne ressemble à nul autre. Pourtant, un troisième Piaubert va éclore vers 1965, qui est aujourd’hui le plus connu. Celui où il introduit le sable dans ses œuvres.
Le sable en peinture. Le sable qui accompagne ou remplace, sur une toile ou un panneau en bois, l’huile ou l’acrylique. Le sable que l’on foule du regard. De nombreux peintres s’y sont exercés. Quelques noms d’artistes viennent à l’esprit. Braque, en premier, dès les années 1910, puis Picasso, avec sa série réalisée à Juan-les-Pins en 1930. L’on peut ajouter Alfred Reth, Zoltan Kemény, Antoni Tapies, Miquel Barcelo… et Jean Piaubert. Il faudrait un jour présenter une exposition qui regrouperait des œuvres de ces artistes, faites à partir de sable. Cette liste, non exhaustive, montre qu’il y a matière à. Il ne reste plus qu’à trouver un commissaire d’exposition original et audacieux, ou un conservateur de musée qui ne le serait pas moins. Avis aux amateurs…
Un jour, vers la fin des années 1980, une association se créa, qui vécut quelques années : Les Amis de Jean Piaubert. Un vendredi par mois, à l’heure du déjeuner, une réunion se déroulait chez Piaubert, rue Yvon Villarceau, à Paris. Une dizaine de personnes y assistaient, toutes amies de Jean, dont le critique Gérald Schurr, et l’avocat écrivain Christian Péchenard – auteur d’une trilogie fameuse sur Proust. Entre Piaubert et Péchenard, les discussions volaient haut. L’association s’était donné pour but d’organiser une exposition Piaubert dans un musée parisien, et de publier un livre. Si l’exposition rêvée – au Centre Pompidou ou au Musée d’art moderne de la ville de Paris – ne put avoir lieu, une monographie Jean Piaubert, signée de Pierre Cabanne, parut aux Editions de l’Amateur en 1991. L’objectif fut donc à moitié atteint.
La Galerie SR propose des œuvres de Jean Piaubert des années 40, 50, mais aussi des années 80, comme le Chevalier des temps futurs. Cette œuvre montre la vitalité d’un artiste qui avait alors quatre-vingt six ans lorsqu’il l’a créa. La manière d’apposer la matière, la variété et le choix des sables, l’aspect du visage donné au « chevalier », font que cette œuvre s’impose d’elle-même.
Jean Piaubert appréciait les gens qui aimaient son travail. Il supportait moins les critiques ou les réserves... Voilà des « qualités » que la plupart des artistes ont en partage… et peut-être même, plus généralement, les êtres humains ! En dehors de ce léger travers, il était drôle, généreux, spirituel – dans tous les sens du terme –, profond, cultivé, attentif aux autres, appréciant les plaisirs de la vie. Il recevait en grand seigneur. Il avait une élégance d’un autre temps, avec ses chemises jaunes, toujours du même jaune, commandées en plusieurs exemplaires dans la même maison, et des foulards en soie.
Pour en revenir aux peintres de la matière, à partir des années 1950, l’artiste barcelonais Antoni Tapies (1923-2012) a inclus divers matériaux dans ses tableaux –  dont le sable. Il façonna un univers abstrait de signes bruts, dynamiques, organiques, telluriques. La croix, qui revient dans la plupart de ses œuvres, en est son autre signature. Si Tapies et Piaubert regardent souvent vers la création du monde, Piaubert scrute aussi le cosmos, à travers des vues que ne dénigrerait pas la NASA. La force absolue est chez Tapies, le voyage, le rêve, l’imagination sont chez Piaubert.
            L’œuvre de Jean Piaubert est sans doute plus inégale que celle d’Antoni Tapies. Chez Piaubert, à côté de pièces majeures, des peintures plus faciles, ou moins harmonieuses, font aussi partie de son travail. Mais si un musée exposait dans une même salle vingt beaux Piaubert aux côtés de vingt grands Tapies, les compositions de l’artiste français supporteraient la comparaison. 



Antoni Tapies et sa femme Teresa, Antibes, 2002

            A partir de 1945, Jean Piaubert a connu trois décennies fastes. Elles l’ont alors placé aux côtés des grands peintres français abstraits de son temps. Puis s’installa un oubli progressif. Ses œuvres se trouvent pourtant dans de nombreux musées, comme Albi, Bordeaux, Caen, Le Havre, Menton, Strasbourg, Valenciennes, ainsi qu’au Musée d’art moderne de la ville de Paris. A l’étranger, certains musées comme Amsterdam, Bâle, Bruxelles, Charleroi, Mannheim, Reykjavik, sans oublier le Guggenheim de New York détiennent aussi des Piaubert. Parfois exposés, ils sont le plus souvent dans les réserves. Viendra un jour le temps où Piaubert refera surface – lui et son œuvre. Le temps où l’on se rendra compte qu’une part de l’œuvre de cet artiste fait de lui un Tapies français. 

 

Galerie SR

16, rue de Tocqueville

75017 Paris

01 40 54 90 17