mardi 28 octobre 2025

Georges de La Tour en détail au musée Jacquemart-André

Le goût profond pour l’art, et la peinture en particulier, est rare chez l’être humain qui s’intéressera davantage au sport, à la science, à la politique, aux nouvelles technologies, à la vidéo, ou aux jeux en tout genre. A chacun ses goûts et ses plaisirs. 

Quand cette disposition intense pour l’art vous frappe, cela peut vite devenir une addiction. On se met à étudier l’art. On organise ses voyages en fonction de musées, d’églises, de fondations à visiter, car les livres et les écrans sont bien, mais la vision réelle des chefs-d’œuvre est incomparablement plus instructive et plus forte. Si l’on veut contempler un ensemble de Mantegna ou de Piero della Francesca, si l’on veut s’immerger dans Klee ou dans Léger, si l’on préfère Munch ou Ensor, on sait quelle direction prendre. Ce goût pour l’art naît, en général, jeune. C’est souvent à partir d’un déclic. Tout simplement une œuvre qui touche et fait basculer dans un monde, celui de la peinture, qui ne vous quitte plus jamais. 

 

La Femme à la puce (détail), vers 1632-1635, Musée Lorrain, Nancy

 

Si, vers douze ou quatorze ans, l’on se rend au Louvre, des tableaux comme ceux de Georges de La Tour peuvent jouer ce rôle de déclencheur – pour ne pas dire de détonateur. La flamme que tient l’enfant, aux côtés de Saint-Joseph charpentier, permet de s’identifier. La lumière sublime les visages et les mains. Georges de La Tour atteint là un état de grâce. Et la grâce que produit la vision de ce tableau ne pourra plus être oubliée. Bienvenue dans le monde de l’art !

 Le musée Jacquemart-André présente l’une des expositions majeures de cet automne, à Paris. Elle est consacrée à Georges de La Tour (1593-1652). La dernière remontait à 1997, et se tenait alors au Grand Palais. Une trentaine d’œuvres sont présentées au musée Jacquemart-André et se fondent parfaitement dans les salles intimes du musée. L’écrin ne pouvait être mieux choisi. L’accrochage, mieux fait. Nul besoin d’en savoir beaucoup sur ce peintre lorrain, mort à Lunéville, puisque ses toiles parlent pour lui. 

 

Le Souffleur à la pipe (détail), 1646, Tokyo Fuji Art Museum

 

Saint-Pierre repentant (détail), 1645, Musée de Cleveland

De manière générale, en art, la plupart des œuvres figuratives sont constituées d’un sujet principal autour duquel sont disposés des détails. Ces derniers sont parfois anodins – ils pourraient ne pas y être – mais en général ils sont là pour procurer une énergie, indiquer le sens du regard, parfaire la construction de l’ensemble. Ces fragments sont parfois autant de tableaux dans le tableau lui-même. Chez La Tour, ils sont essentiels. Une lanterne posée à même le sol, une bougie allumée que l’on tient à la main, un chien au regard brillant, des chaussures boursouflées par l’usure, la blancheur d’un vêtement sur la pâleur d’un corps, des visages, des mains, des genoux dont on ne sait s’ils sont réels ou bien en cire ou en bois, le dossier d’une chaise cloutée… Le peintre imprègne de son génie chaque centimètre carré de sa toile. C’est, dans le genre, une perfection. 

Job raillé par sa femme (détail), vers 1630, Musée d'Epinal

 
Le Vielleur au chien (détail), vers 1622, Musée du Mont-de-Piété, Bergues

Dans un monde fait de bruit et de vitesse, chaque œuvre de La Tour capte le regard, suscite la contemplation et requiert le silence. Telle est la leçon reçue par le visiteur. Le trait de génie du peintre est la manière dont il éclaire ses sujets. Une lumière chaude, enveloppante, propice au recueillement. Elle est au service d’une palette assez sobre, faite d’ocre, de gris intense, et surtout d’un rouge écarlate qui irradie la plupart des toiles. 

 

Le Nouveau-né (détail), vers 1648, Musée des beaux-arts de Rennes


Bien sûr, il faut voir tout l’œuvre de Georges de La Tour. Il n’y a pas tellement de peintures qui nous restent de cet artiste pour qu’il en soit autrement. Mais au sein de chaque œuvre, l’attention portée à certaines parties des tableaux ajoute une fascination supplémentaire, et rend plus grand encore l’artiste. La lumière qui irradie l’œuvre de Georges de La Tour touchera sans doute au cœur quelques visiteurs novices, au point de les faire entrer dans le monde de l’art. Quant aux visiteurs avertis, ils se diront qu’ils n’auront peut-être plus jamais l’occasion de voir, de ce peintre, un tel ensemble réuni… 

                                               

Stéphane Rochette

75017 Paris

galerie.sr@gmail.com


 

dimanche 8 juin 2025

Maximilien Luce retrouve la rue Cortot au musée de Montmartre


  

Musée de Montmartre, rue Cortot, à Paris

Le mouvement néo-impressionniste – ou divisionniste – compte un chef de file incontesté nommé Georges Seurat. Ses dessins et ses peintures le placent au sommet de l’art. Seurat, mort à l’âge de trente-et-un ans, eut un dauphin, incontestable lui aussi, Paul Signac. Derrière ces deux « piliers », un grand nombre d’artistes, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, ont utilisé la touche divisionniste pour en constituer le mouvement : Henri-Edmond Cross, Théo Van Rysselberghe, Edmond Petitjean, Georges Lemmen, Willy Finch, Lucie Cousturier, Charles Angrand, Jeanne Selmersheim-Desgranges, Albert Dubois-Pillet… Le musée de Montmartre a la bonne idée de rendre hommage à l’un de ces peintres, attiré, un temps, par la technique de la touche juxtaposée : Maximilien Luce (1858-1941). L’idée n’était-elle pas, au fond, évidente ? Où se trouve, en effet, le musée de Montmartre ? Rue Cortot. Or, parmi les nombreux artistes qui vécurent dans cette pentue artère parisienne – Suzanne Valadon, Maurice Utrillo, Renoir, Raoul Dufy, etc. – on compte Luce, d’abord au 6, puis au 16, de la rue Cortot, et ce, pendant treize ans, de 1887 à 1900. Grâce au musée de Montmartre, situé au 12, rue Cortot, Maximilien Luce retrouve donc « sa » rue. 

 

Musée de Montmartre, salon de thé dans le jardin

 

Tout comme au théâtre, une exposition doit réussir son entrée. Les commissaires de l’exposition, Jeanne Paquet et Alice S. Legé, ont particulièrement soigné celle-ci. L’accueil se fait par une galerie de petits portraits, peints ou dessinés par Luce, et qui représentent certains de ses amis : Seurat, Signac, Cross, Pissarro, Jules Antoine et Georges Tardif. Un ensemble chaleureux. Chacun de ces visages raconte une époque, et situe son auteur. 

 

Musée de Montmartre, exposition Maximilien Luce


 

Paul Signac, Maximilien Luce lisant La Révolte, 1890   

Maximilien Luce, Vue du 48 rue Lepic, chez Georges Tardif, 1894-1895, coll. Calvé-Cantinotti

Maximilien Luce, Etude pour le portrait d'H-E Cross, vers 1898, coll. part. 


L’exposition – à visée rétrospective – est présentée de manière chronologique. Chaque période permet de voir l’étendue de ce travail, aux thèmes variés. A Paris, ce sont tantôt les quais de la Seine et ses monuments qui attirent le peintre – avec les vibrations de l’air et de l’eau –, tantôt les chantiers et leurs ouvriers, qui démolissent un jour la ville avant de la reconstruire le lendemain. La nature et les scènes de genre, tout autour de Paris, sont aussi une délectation pour l’artiste qui, dans ses toiles, en restitue les charmes et les douceurs. 

 

Maximilien Luce, L'église Saint-Gervais, vue de la Seine, coll. part. 

 
Maximilien Luce, Les batteurs de pieux (détail), 1903, musée d'Orsay

Luce peignit également dans beaucoup d’endroits en France, du Nord au Sud, avec notamment quelques vues célèbres de Saint-Tropez, lieu que son ami Signac lui avait fait découvrir, et dont il sut restituer l’intense lumière. Celle-ci s’assombrit lorsqu’il s’en vint à Londres, au bord de la Tamise, ou du côté des hauts-fourneaux, en Belgique. Enfin, l’exposition montre bien l’anarchiste qu’était Luce. Il n’était jamais autant en accord avec lui-même que lorsqu’il représentait, et glorifiait, sous ses pinceaux, mineurs, ouvriers, débardeurs, dockers, terrassiers, bâtisseurs… autant d’hommes « exploités » par d’autres hommes, et qu’il fut l’un des rares à montrer de manière aussi puissante et constante. C’est d’ailleurs fort justement qu’Adolphe Tabarant écrivit dans sa monographie consacrée au peintre, en 1928 : Maximilien Luce, artiste social entre tous (Les Editions G. Crès & Cie, Paris). 

 

Maximilien Luce, Saint-Tropez, la route du cimetière, 1892, coll. part. 


Maximilien Luce, Le port de Saint-Tropez, 1893, coll. part. 

 

Si Maximilien Luce exposa dans diverses galeries à Paris, s’il participa au salon des XX, à Bruxelles, en 1889, c’est quand même au Salon des Indépendants qu’il fut le plus attaché, et le plus fidèle. Dès 1887, il y expose chaque année. En 1909, il en devient le vice-président, et en 1934 le président – jusqu’en 1940 –, succédant à son ami Paul Signac.

En 1917, Maximilien Luce découvrit un village, situé à une soixantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Paris : Rolleboise. Il s’y attacha d’emblée, avant d’y acquérir une maison cinq ans plus tard. Dès lors, il partagea sa vie entre Paris et ce village. Dans son ouvrage sur Luce, Adolphe Tabarant évoque ce changement dans la vie du peintre : « Il est à Paris, soit à son logis de la rue de Seine, soit à son atelier d’Auteuil, qu’il occupe depuis qu’il quitta, en 1900, celui de Montmartre. Mais, vienne le soleil, vivement il file à Rolleboise, où il a sa petite maison à lui, maison de paysan au pied de l’église du village qui, juchée sur le coteau, domine toute la vallée de la Seine, écrit dans le Triptyque (mai 1927) un descripteur au coloris joliment animé, dont la plume vaut le crayon, le dessinateur et peintre Jean Texcier. »  A Rolleboise, et dans les environs, Luce multiplia les paysages ainsi que des représentations de la vie quotidienne, dont des scènes de baignade dans le Petit Bras de la Seine. L’artiste montre alors ces moments simples où la vie se fait tour à tour légère, insouciante et heureuse. En quelques mots, Gustave Geffroy résuma bien la double inspiration de l’artiste : « Il eut à la fois le sens de la pauvreté des chambres ouvrières, et l’amour des espaces fleuris de lumière. » 

 

Maximilien Luce, Hauts Fourneaux à Charleroi, 1896, Musée des beaux-arts, Charleroi

Il n’existe pas de musée Seurat. Il n’existe pas de musée Signac. En revanche, il existe un musée Luce, à Mantes-la-Jolie, près de Rolleboise. On le doit au fils de l’artiste, Frédéric, né en 1896, et qui légua en 1971 à la commune des Yvelines un très grand nombre d’œuvres de son père. Si les donations faites dans des musées ne sont pas toujours heureuses, si certains donateurs ont des exigences, doublées de prétentions, impossibles à réaliser, cette donation Luce, qui permet de suivre les diverses époques du peintre, parfois dans de grands formats, est une vraie réussite. La donation, contenue dans le Musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie, est remarquablement présentée. Alors, si par malchance l’amateur d’art n’a pas l’occasion de rendre visite à Maximilien Luce, en cet été 2025, au musée de Montmartre, une session de rattrapage s’offre à lui. Depuis Paris Saint-Lazare, grâce au TER, et en trente-cinq minutes, le musée de Mantes-la-Jolie lui ouvre grand ses portes. 

 

Maximilien Luce, Méricourt, la plage (détail), 1930, Musée de l'Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie 

 

galerie.sr@gmail.com